de orfeo_monteverdi le Ven 20 Jan 2017 00:32
Discussion abstraite en effet, mais fort intéressante.
Oui, je crois comme PascalB que c'est du support de stockage dont on parle.
Côté musique et son:
La musique/le son, eux, sont immatériels: juste une onde qui fait...ondoyer les molécules de l'air qu'elle traverse, qui reprennent leur place immobile une fois l'onde passée. Seule une équation peut rendre compte de cette onde, de cette élongation locale et alternée.
Côté support:
Le support matériel de stockage de la musique, de l'oeuvre, peut être la partition.
Le support (tout aussi matériel) de stockage du son, de la musique enregistrée, peut être le cylindre, le vinyle, la cassette, la bande, le CD, la clé USB, ou le disque dur. On se demandera dans un instant d'où vient alors qu'on parle de dématérialisation. En passant, même en streaming, le support de stockage en amont est matériel (= le disque dur du music store du fournisseur), mais en aval aussi: un fichier streamé est en fait écrit sur notre disque dur, dans les fichiers temporaires (bien cachés, mais c'est retrouvable) de notre navigateur, ce qui permet de faire des rewind sur un player, etc.
Alors puisque tout support de stockage est matériel, que c'est sa matérialité qui a simplement changé de forme et est devenue plus pratique (entraînant au passage une certaine "irréalité") et moins encombrante, comment se fait-il qu'on parle pourtant de dématérialisation? J'ai le sentiment que c'est lié à la manipulation du support de stockage: se fait-il encore à la main ou pas? A-t-on encore - au sens propore - la main dessus? Je crois donc que ça remonte au moment, encore assez récent, où l'information gravée (les bits) nous a échappé des mains: on tenait le disque compact encore en mains; ce n'est plus le cas des fichiers, enfermés dans des vault, des serveurs, des store, etc - mais c'est vrai que, conceptuellement, le cas de la clé USB est assez particulier puisqu'on l'a tient encore en main, mais peut-être n'est-elle qu'un support manuel transitoire, qui permet de passer les fichier d'un support à l'autre.
Vous allez me dire: mais, en fait, mes fichiers, j'ai le doigt dessus, je les touche, avec l'interface tactile de ma tablette. En fait non: il ne sont pas sous le doigt, mais ailleurs: dans votre NAS (vous avez acheté les fichiers), le disque dur, dans le store de Spotify (vous avez acheté l'accès à des fichiers qui ne vous appartiennent pas), etc. En tout cas ils ne sont pas sous votre doigt, donc on les a pas "en main". Et même s'ils sont dans la tablette, c'est via son interface graphique que vous en commandez la lecture, on ne les tient toujours pas "en main" comme on tenait en main un vinyle (analogique) ou un CD (numérique). On tenait en main une cassette analogique ou une cassette DAT. En avait encore un contact tout-à-fait physique, avec le support matériel de stockage (éventuellement encapsulé dans une petite boîte comme pour la cassette, si on considère que le vrai support est la bande qui s'y trouve, etc). ET avec la POCHETTE (b**del !).
Aujourd'hui, tout étant entré dans le giron de l'informatique, ce sont des systèmes informatiques (de salon) qui, finalement, prennent en main pour nous ces nouveaux support de stockage que sont disques durs, SSD, et les fichiers qui s'y trouvent, p; ex. pour les streamer (= un système informatique en réseau les déplace, du disque dur du music store vers le nôtre). On ne les a plus en main, donc ça devient plus abstrait et on les déclare "dématérialisés". C'est notre rapport à eux, devenu fort abstrait, qui s'est dématérialisé.
idem les rapports entre les gens d'ailleurs. Pas sûr que Fessebook permette au corps de produire de l'ocytocine, cette hormone de la sociablité qui est sécrétée lors de nos rapports (positifs) avec les autres. c'est pour ça qu'on se sent bien près un bon moment passé entre amis. D'où peut-être le plaisir que certains éprouvent à manipuler les vinyles, leur pochette, leur jouissive "matérialité".
Je crois que ce rapport à l'objet, modifié par l'évolution de la technique, induit un certain déplaisir lorsque nos habitudes sont changées, mais ce n'est qu'une question de temps pour qu'on s'y habitue. Un peu comme -rappelez-vous- il y a 20 ans au début d'Internet on était tous omnubilés par la distinction réel/virtuel. Aujourd'hui, ce qu'on appelait 'virtuel' (les sites Web, les rencontres sur Internet, etc) s'est tellement "incorporé" à nos vies réelles que plus personne ou presque ne fait la distinction. Les habitudes ont changé, et c'est devenu naturel. Et "Le naturel est un habituel qui a oublié l'inhabituel dont il est issu" dit Heidegger.
Demain, cette distinction matérialisé/dématérialisé n'aura pas plus de sens. Les "consommateurs" de musique de demain ne connaîtront peut-être pas autre chose, et auront grandi dans un univers de musique que nous appelons "dématérialisée". Mais ce terme n'aura plus de sens pour eux lorsque tout sera "dématérialisé" (sauf ta mère, et ton chien - et encore... (pour le chien)). Çela nous donnera-t-il des adultes qui auront la substance de tomates élevées hors-sol? À voir.
En tout cas, à voir l'effrayante mainmise des grands constructeurs de mondes numériques (les GAFA: Google, Apple, Fessebook, Amazon) sur leur imaginaire, je me dis parfois que ce sont les "génération Y" d'aujourd'hui sont les ilotes numériques des temps modernes...
Orfeo